XII
LA LETTRE

Napier, le jeune commandant de l’Electre, se tenait exactement au centre de la chambre de Bolitho et achevait de faire son rapport.

En violation de ses ordres, il était sorti avec son brick pour faire un bout d’escorte au deux-ponts blessé dans les deux derniers milles avant la passe de San Felipe.

Alors qu’on lui rendait les honneurs au sifflet, Napier n’avait pu s’empêcher de regarder autour de lui : les cadavres cousus dans leur hamac avant la cérémonie de l’immersion, les marins sales et fatigués qui levaient à peine les yeux de leurs tâches innombrables, de l’épissure à refaire à la préparation des espars de rechange qu’il fallait ensuite hisser dans les hauts où les gabiers les mettaient à poste.

Bolitho repensait à ces derniers moments. Il ne connaissait toujours pas le nom de ce vaisseau, mais il le saurait un jour ou l’autre, ainsi que l’identité de celui qui le commandait. La frégate espagnole avait pris grand soin de s’interposer entre le vainqueur et le vaincu, afin d’empêcher, manifestement, qu’on ne recueillît des survivants.

Napier poursuivit :

— Deux bâtiments de guerre espagnols sont restés un bon bout de temps au large. Ils venaient déposer à terre un détachement sur l’îlot de la mission.

Il avait l’air surpris que Bolitho ne l’eût pas encore interrogé à ce sujet. En fait, Bolitho était si épuisé qu’il avait lu en diagonale le rapport écrit remis par ses soins.

Bolitho se leva avec peine et s’approcha des fenêtres grandes ouvertes. L’Achate se rapprochait de l’île. On sentait encore la chaleur du combat, des relents de sueur. L’odeur de la mort.

— Et qu’avez-vous fait ?

Napier revivait ses instants exaltants de gouverneur provisoire.

— Je les ai sommés de s’éloigner, amiral. Et j’ai fait tirer un coup de semonce par la forteresse pour que la chose soit plus claire.

Pour que la chose soit plus claire. Bolitho réprima son envie d’éclater de rire, sachant trop bien que, s’il commençait, il ne pourrait plus jamais s’arrêter.

Mais où cela allait-il mener ? Si Tyrrell ne l’avait pas trahi, il avait été à deux doigts de le faire. Après les Français, voilà que les Espagnols se mettaient eux aussi à vouloir récupérer San Felipe.

Keen entra dans la chambre.

— Nous allons arriver au port, amiral. Le vent reste stable au sudet.

Il avait l’air épuisé, à bout. On eût dit que les souffrances de son bâtiment étaient les siennes.

Les pompes n’avaient quasiment pas connu de répit, depuis la bataille. L’Achate avait encaissé deux boulets dans les œuvres vives. Et un « grand neuf », comme on surnommait les trente-deux-livres, vous faisait des dégâts terribles. Après tout, l’Achate avait vingt-deux ans, ce qui représentait un joli paquet de milles.

— Je monte, fit Bolitho, qui ajouta d’un ton amer : J’imagine que nous allons avoir quelques spectateurs et qu’ils seront plutôt déçus de voir que nous flottons encore.

Il songeait aux deux vaisseaux espagnols et à leurs intentions probables. Ils avaient essayé de mettre du monde à terre sur ce qu’ils estimaient toujours être un territoire espagnol. Si Tyrrell n’avait pas changé d’avis, ces deux-là auraient été rejoints par celui qui gisait désormais sous un récif des Caraïbes.

Napier pâlit soudain.

— Je… je vous demande pardon, amiral, j’allais oublier. Un navire de passagers est arrivé d’Angleterre.

— Continuez, fit sèchement Bolitho, le regard fixe.

Napier fouilla dans sa vareuse et en sortit une lettre.

— Elle est pour vous, amiral.

Il se décomposait littéralement sous le regard de Bolitho.

— Venez donc sur le pont, Napier, lui dit précipitamment Keen. Je voudrais discuter avec vous de la mise au sec de mon bâtiment…

Il s’arrêta pourtant à la porte et se tourna vers Bolitho qui serrait la lettre dans ses deux mains, incapable de l’ouvrir, incapable de faire un geste.

Il fit demi-tour et manqua se cogner contre l’aide de camp.

— Attendez un peu, Adam, il a reçu une lettre.

Dans l’obscurité de l’entrepont, Allday s’était allongé sur un dix-huit-livres protégé dans sa housse et essayait de voir un peu de verdure par le sabord. On apercevait du monde, des gens qui étaient venus assister au retour du vaisseau blessé, mais aucun geste de bienvenue, pas le moindre cri de joie.

Pour Allday, ce n’était jamais qu’une terre parmi d’autres. Il avait fait escale dans tant de ports qu’ils s’étaient tous plus ou moins mélangés dans sa tête et dans ses souvenirs. Il poussa un profond soupir. Cette lettre, voilà tout ce qui importait pour le moment. Il revoyait la chose comme si c’était hier : la voiture renversée dans laquelle ils avaient pénétré tous les deux, cette belle jeune femme à demi morte. Elle ressemblait à la première épouse de Bolitho, c’était à peine croyable.

Il pencha la tête en entendant le départ d’un coup de canon, c’était la vieille forteresse. Cela valait mieux, à tout prendre, que des larmes de crocodile. Voilà l’accueil qui convenait, encore que nombre de mathurins dussent ne plus jamais entendre le son du canon.

Il se redressa au bruit de la porte qui s’ouvrait. Le factionnaire en tunique rouge se mit au garde-à-vous.

Bolitho sortit, courbé sous les barrots, aperçut enfin Allday qui l’attendait.

En voyant sa tête, il sentit son assurance faiblir. Il s’était forcé à garder bonne contenance pendant qu’il lisait sa lettre, mais ses yeux étaient remplis de larmes et il payait maintenant le prix de l’effort qu’il s’était imposé.

Il s’arrêta pour écouter le tonnerre du canon et la réponse de l’Achate qui rendait le salut. Il s’approcha enfin d’Allday et prit sa grosse main entre les siennes.

— Tout va bien, amiral ? lui demanda anxieusement Allday.

Bolitho lui serra fortement la main. Il était là, c’était dans la nature des choses, il serait le premier à savoir.

— Nous avons eu une adorable petite fille, Allday.

Combien de temps restèrent-ils ainsi, nul ne saurait le dire.

L’Achate prenait du tour derrière la pointe, la clique des fusiliers et les tambours, rassemblés à l’arrière, avaient entonné une marche entraînante. Réjouissez-vous les gars, nous courons vers la gloire… Mais Bolitho aurait pu entendre n’importe quoi.

Allday hocha lentement la tête, il savourait ce moment dont il se souviendrait le jour où il poserait définitivement son sac à terre.

— Et madame, amiral ?

— Elle se porte parfaitement bien – Bolitho s’approcha d’un endroit éclairé par le soleil. Elle m’a prié de vous transmettre son bon souvenir…

Il pressa le pas pour gagner la dunette. Désormais, il se sentait capable de tout affronter, de faire n’importe quoi. Allday souriait de toutes ses dents.

— Et elle espère que nous ne nous ennuyons pas trop à servir en temps de paix !

Allday leva les yeux : les vergues étaient pleines d’éclis, on apercevait partout les blessures causées par le combat.

Pourtant, malgré la solennité de l’instant, un vaisseau du roi qui rentrait au port, les saluts, le pavillon de la forteresse que l’on marquait pour rendre les honneurs à la Vieille-Katie, il renversa la tête en arrière et éclata de rire.

Keen le regarda, puis se tourna vers Bolitho.

Le vainqueur avait trouvé sa récompense et cela faisait plaisir à voir.

Tout surpris, le capitaine de vaisseau Valentine Keen regardait son supérieur avec une admiration non dissimulée. Depuis que l’Achate était rentré à San Felipe, les travaux de réparation, le remplacement des pièces de bordé et des espars, s’étaient poursuivis sans relâche. Georgetown ne disposait que de faibles moyens, ils avaient dû affronter sans cesse maint signe d’hostilité et une absence totale de coopération.

Port-aux-Anglais, dans l’île d’Antigua, était le seul port convenablement équipé pour effectuer un carénage. Keen s’était pourtant résigné à remettre son bâtiment en état malgré les faibles ressources de l’endroit. Il savait bien que, si l’Achate quittait l’île, celle-ci ne tarderait pas à faire l’objet d’une nouvelle tentative d’invasion.

Il savait aussi que Bolitho n’avait pas ménagé sa peine. Il était descendu plusieurs fois à terre, avait rendu visite à l’ex-gouverneur, Rivers ; il l’avait même autorisé à retourner chez lui en résidence surveillée. Keen avait pourtant manifesté sa réprobation sur ce dernier point.

On était à la fin d’août, et la chaleur était insupportable. Mais chaque jour et à chaque heure du jour, les vigies postées dans la forteresse pouvaient signaler l’arrivée de bâtiments espagnols, voire français, et l’Achate devait rester paré à prendre la mer, à se battre si nécessaire.

L’Electre avait appareillé dans l’après-midi pour Antigua. Elle emportait des dépêches pour l’amiral, s’il était de retour, ainsi que des plis à expédier d’urgence à l’Amirauté, à Londres. Tout ceci et bien d’autres choses encore avaient obligé Bolitho à travailler dans sa chambre jusqu’au milieu de l’après-midi. Pourtant, il ne semblait ni fatigué ni irrité de ces retards successifs et de l’absence de soutien de la part des insulaires.

Apparemment, la lettre de sa femme lui avait fait plus d’effet qu’une bonne centaine de victoires.

Bolitho leva les yeux du monceau de papiers qui parsemaient sa table. D’une certaine manière, il était soulagé d’avoir envoyé Napier à Antigua, avec quelques idées et suggestions dont Sheaffe pourrait prendre connaissance à l’Amirauté. Il s’était totalement impliqué, et qu’il eût tort ou raison, il avait arrêté sa décision. C’est en cela qu’il avait changé : désormais, il se sentait heureux, presque enthousiaste, d’avoir trouvé une liberté qu’il n’avait pu exercer pleinement jusqu’ici.

— Rivers a accepté de ne pas se mêler de tout cela. D’autres décideront plus tard de son sort – et, voyant que Keen faisait la moue : Vous venez de vivre des moments difficiles, Val, j’en suis bien conscient, jugea-t-il utile d’ajouter.

Keen haussa les épaules.

— Mr. Quantock, le maître pilote, Mr. Grâce, le maître charpentier, tous sont d’accord, amiral, et c’est rare. Si ce vaisseau doit retourner combattre sans avoir subi un carénage dans un arsenal digne de ce nom, les conséquences risquent d’être graves.

— Je le sais bien, répondit Bolitho. Je sais aussi que vous manquez de monde avec les pertes que nous avons subies et que nous ne pouvons pas compenser.

— Si nous n’obtenons pas de renforts, amiral, nous aurons du mal à nous défendre nous-mêmes et je ne parle même pas de défendre l’île.

— Val, j’ai rédigé un rapport détaillé.

Bolitho se pencha sur le rebord de poupe et respira profondément. L’air était immobile et brûlant. On aurait été mieux à la mer, même encalminé. Tout plutôt que rester ici à attendre. Il songeait à la lettre de Belinda qu’il avait relue chaque soir de ces journées épuisantes. Une fille ! Il n’arrivait pas à se l’imaginer. Belinda lui parlait de son amour, de ses espoirs, mais il lisait pourtant entre les lignes. La naissance n’avait pas été facile. Mieux valait qu’elle le crût en mission diplomatique, et non occupé comme il l’était à des tâches périlleuses.

Keen demanda brusquement :

— Et que faisons-nous de Mr. Tyrrell, amiral ?

Bolitho se mordit la lèvre. Il avait renvoyé Tyrrell à son bord dès que l’Achate avait jeté l’ancre. Ils avaient échangé quelques mots, sans plus. S’il se sentait coupable ou seulement méfiant, nul ne le savait. Et pourtant…

— Je vais le recevoir, Val, j’ai besoin de son Vivace, c’est tout ce dont je dispose, pour le moment – il sourit devant l’air étonné de Keen. Je compte l’acquérir de toute manière, si bien qu’il pourra passer sous notre pavillon en attendant.

— Si vous jugez que c’est sage, amiral…

— Sage ? Je ne suis sûr de rien. Mais ce que je sais, c’est qu’il nous faudra plusieurs mois pour réparer mon vaisseau amiral. En attendant, nous risquons d’être attaqués par les Espagnols. Je ne peux pas décemment remettre l’île aux Français tant que je n’ai pas réglé cette histoire une bonne fois. S’il y avait des ennuis de dernière minute, les Français n’hésiteraient pas à nous en faire porter la faute, à nous accuser de provoquer une guerre, tant et si bien qu’ils ne pourraient pas prendre possession de ce qui leur revient de droit.

Il regarda Keen qui n’était visiblement pas convaincu.

— Voici comment je sens les choses, Val. On m’a envoyé ici pour exécuter une mission impossible. Mais si je dois servir d’appât, j’entends être maître de mes décisions et ne pas être tenu par celles de gens qui n’ont de leur vie jamais entendu un coup de feu ni vu quelqu’un mourir.

Keen hocha la tête.

— Bien, amiral. Je vous soutiendrai jusqu’au bout et au-delà, mais vous le saviez déjà.

Bolitho s’assit sur le banc de poupe et écarta sa chemise de sa peau pour se donner l’illusion d’un peu de fraîcheur.

— Lorsque vous serez amiral, Val, j’espère que vous vous souviendrez de tout ceci. Il vaut bien mieux se trouver dans la ligne de bataille, avec tous les canons de l’ennemi concentrés sur le vaisseau amiral, qu’être mêlé à des combinaisons diplomatiques. Je vais dans un instant parler à Jethro Tyrrell. Voilà un homme qui a tout perdu, mais qui a également tout donné au pavillon sous lequel il servait. Il s’est comporté en véritable patriote, mais son propre peuple le considère comme un traître. Depuis lors, il a vécu avec d’amers souvenirs, tel un loup obligé de vivre avec ses cicatrices. Pourtant, il prend encore les choses à cœur et, au moment de nous trahir, il est resté ferme et nous a guidés vers notre ennemi. À ses yeux, c’était folie. Que signifie pour lui le mot « honneur » ? L’honneur ne l’a pas remboursé de tous ses sacrifices. Il s’est dit qu’il allait nous épargner une épreuve et que, lorsque nous reviendrions ici, l’île serait repassée sous la domination espagnole. Et il aurait été alors trop tard, je n’aurais rien pu faire d’autre que rendre compte de mon échec.

Keen hocha la tête :

— Croyez-vous que vous pouvez encore lui faire confiance ?

— Je l’espère.

Bolitho regardait l’eau qui miroitait, les petits bâtiments comme cloués sur leur reflet par la lumière aveuglante.

— Rivers est un bandit. Il a bâti sa fortune en offrant refuge à la lie des Caraïbes. Négriers, soldats de fortune, pirates, ils lui ont tous versé leur dîme. Il possède des biens en Amérique du Sud, mais il avait besoin de ce poste de gouverneur pour tirer tout le profit possible de sa situation. J’en ai trouvé quelques preuves dans la forteresse, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Que je le déteste pour sa cupidité n’empêche pas que j’aie besoin de lui, ne serait-ce que pour donner un peu de crédibilité à notre présence.

Keen écoutait le fracas des marteaux qui frappaient à coups redoublés. Les palans grinçaient, on hissait encore des cordages dans la mâture. Depuis le début, il avait éprouvé de sérieux doutes en voyant que l’on envoyait un malheureux deux-ponts alors qu’il y aurait fallu une escadre. Mais cela n’importait guère à l’Angleterre. Au lieu de se montrer fière des victoires passées, elle avait l’air de redouter le moindre signe d’impatience chez ses vieux ennemis.

Keen, lui, aurait fait pendre Rivers et tous ceux qui avaient trempé dans la mort de ses marins et de ses fusiliers. Et au diable les conséquences !

Bolitho s’était levé. La main en visière, il observa la forteresse dans le lointain. Lorsqu’il reprit enfin la parole, il était inébranlable, les mots percutaient comme des boulets.

— Vous savez, Val, je crois que les États-Unis sont soucieux avant tout d’améliorer leurs relations avec l’Amérique du Sud, les Espagnols et les Portugais. Par conséquent, lorsque Rivers leur a demandé leur protection pour éviter le retour des Français, il a dû recevoir bon accueil. Je me dis aussi que Samuel Fane et un certain William Chase ne se font aucune illusion au sujet des Français, au cas où la guerre reprendrait en Europe.

Keen le regardait attentivement, toute fatigue oubliée.

— Voulez-vous dire que le gouvernement américain est de mèche avec les Espagnols ?

— Pas directement, non. Mais lorsque vous mettez la main dans le terrier du renard, il faut vous attendre à vous faire mordre. Le gouvernement espagnol ne peut pas se permettre de se mêler ouvertement de l’affaire, c’est pourquoi il a utilisé un gros corsaire. Une fois l’Epervier coulé et les navires locaux trop effrayés pour bouger, seul l’Achate était en mesure de s’opposer à la prise de San Felipe. Chase devait savoir que j’avais connu Tyrrell dans le temps, de même qu’il savait à quel point Tyrrell avait besoin d’un bâtiment. Il est facile de deviner la suite, mais personne n’avait songé que Tyrrell allait rester fidèle à son passé.

Keen était tout ébahi.

— Si vous le dites, amiral. Mais cela ne vous fera pas une preuve bien solide devant une future commission d’enquête.

— Je le sais bien. C’est pourquoi nous allons devoir en fabriquer d’autres – Bolitho le regardait tranquillement. Je vais recevoir Tyrrell sans délai. Demandez à mon aide de camp de venir me rejoindre, je vous prie.

Un peu plus tard, Tyrrell entrait dans la chambre en boitant tandis que l’on allumait les fanaux en prévision de la nuit qui tombait tôt. Bolitho regardait son ancien second avec un mélange de tristesse et de détermination.

Tyrrell alla s’asseoir dans le siège qu’on lui offrait et joignit ses grosses mains.

— Eh bien, Jethro ?

— Eh bien, Dick ? répondit l’autre en souriant.

Bolitho s’assit sur le coin de sa table et le fixa, l’air grave.

— Comme il se trouve que nous sommes dans des eaux qui sont encore britanniques, je fais usage de mon autorité et je réquisitionne votre bâtiment pour le mettre sous notre pavillon.

Tyrrell esquissa un geste, rien de plus. Il était trop endurci pour tressaillir au moindre choc.

— Et ensuite, je vais en confier provisoirement le commandement à mon neveu qui, en sa qualité d’aide de camp, sera chargé de porter une dépêche à Boston.

Tyrrell s’étira et manifesta pour la première fois qu’il était mal à son aise.

— Et moi ? s’exclama-t-il d’une voix courroucée, vous avez l’intention de m’amarrer au grand mât, c’est cela ?

Bolitho fit glisser une lettre à travers la table.

— Voici la décision par laquelle j’acquiers Le Vivace lorsque vous serez revenu à San Felipe. Vous voyez que je tiens parole : il sera vôtre.

Il avait du mal à supporter la souffrance de Tyrrell, mais poursuivit cependant :

— J’ai parlé à Sir Humphrey Rivers. Pour s’épargner le déshonneur et peut-être même pour sauver sa vie, il me fournira tous les renseignements dont j’ai besoin sur les Espagnols. S’il change d’avis, il aura le choix des chefs d’accusation : trahison ou meurtre selon le cas, largement de quoi être pendu de toute manière.

Tyrrell le regardait en se frottant le menton.

— Chase n’acceptera jamais de se séparer du Vivace.

— Je crois que si.

Bolitho détourna les yeux. Tyrrell ne pouvait pas penser à autre chose : un navire à lui, sa dernière chance.

Tyrrell se leva et regarda tout autour de lui, comme quelqu’un qui ne sait plus où il en est.

— Oui – Bolitho se rassit et feuilleta quelques papiers. Je ne pense pas que nous nous revoyions un jour.

Tyrrell fit demi-tour comme un aveugle et s’approcha de la porte. Bolitho se leva brusquement, incapable de jouer cette comédie jusqu’au bout. Il fit le tour de la table et lui prit la main.

— Jethro ! Vous m’avez sauvé la vie une fois.

Tyrrell le regarda d’un regard intense.

— Et vous aussi, et plus d’une fois !

— Je voulais seulement vous souhaiter bonne chance, j’espère que vous finirez par trouver ce que vous cherchez.

Tyrrell lui serra très fort la main et lui dit avec une certaine brusquerie :

— Il n’y en a pas deux comme vous, Dick, et il n’y en aura jamais – il avait surmonté son émotion. J’ai revécu toutes ces années lorsque j’ai fait la connaissance de votre neveu. Je savais que je ne pourrais pas y échapper, encore que, Dieu sait, cette île ne vaille pas le coup que l’on meure pour elle. Mais je vous connais, Dick, je sais ce que vous valez. Vous ne changerez pas.

Il fit un grand sourire et, l’espace d’une seconde, ce fut le même homme, celui qu’il avait connu à bord d’une corvette, dans ces mêmes eaux.

Puis il s’éloigna en clopinant et Bolitho entendit l’aspirant de quart qui hélait le canot pour le rappeler le long du bord.

Bolitho s’adossa contre la cloison et baissa les yeux sur ses mains. On aurait dit qu’elles tremblaient.

Allday sortit de la chambre d’à côté comme s’il s’était caché là pour le protéger, à toutes fins utiles.

— Ç’a été dur, Allday – il essayait de se boucher les oreilles, de ne plus entendre le pilon de Tyrrell. J’ai peur que ce ne soit encore plus dur pour notre jeune Adam.

Allday ne comprenait rien à ce qu’il racontait. Le dénommé Tyrrell était un vieil ami de Bolitho, à ce qui se disait. Mais Allday le considérait plutôt comme une menace et se trouvait par conséquent fort satisfait d’en être débarrassé.

— Je ne me sens plus le même, reprit Bolitho, depuis que j’ai une fille.

Allday se détendit, la méchante humeur était passée.

— Une chose est sûre, amiral. Elle va nous changer. Deux Bolitho à la mer, c’est déjà trop pour n’importe qui, y a pas d’doute là dessus.

Il crut un instant qu’il avait poussé le bouchon trop loin, mais Bolitho lui fit un grand sourire.

— Parfait, nous allons déboucher une bonne bouteille pour boire à la santé de cette demoiselle, hein ?

À l’arrière, Adam entendit à travers la claire-voie Allday qui riait à gorge déployée et saisit brusquement le filet, tout excité. Un peu plus loin, sur l’eau noire, il voyait le fanal de poupe du Vivace, la faible lueur d’une lampe dans la chambre exiguë. Il était heureux, Bolitho avait décidé de faire confiance à son vieil ami. Il se régalait d’avance à l’idée de l’entendre lui raconter ses histoires une fois qu’ils auraient remis à la voile.

Le second faisait sa ronde du soir sur le pont, il reconnut la silhouette d’Adam qui se découpait contre le ciel.

Quantock serra les poings. C’était injuste. On aurait dû lui confier le commandement du Vivace, même pour peu de temps. Si l’Achate regagnait l’Angleterre dans cet état, on allait le désarmer comme la plupart des vaisseaux de la flotte. Quantock savait bien qu’il serait mis à terre et irait rejoindre les rangs des seconds gênants sans avoir aucune chance de retrouver jamais un embarquement.

Il poussa un juron. Foutue paix ! En temps de guerre, on courait des risques, certes, mais on avait aussi une chance de récolter honneur et promotion.

Les Bolitho et tous les gens de leur sorte les avaient toujours obtenus, eux. Il examina longuement le pont désert. Un jour, son tour viendrait.

L’Achate se balançait doucement sur son câble et les hommes que l’on avait descendus chez le chirurgien pansaient leurs blessures.

Dans le poste surpeuplé installé dans l’entrepont entre les gros canons, marins et fusiliers étaient assis sous les fanaux qui répandaient une pauvre lueur et se racontaient des blagues ou sirotaient le rhum qu’ils avaient soigneusement accumulé. D’autres, de leurs mains pleines de goudron, mais devenues soudain étonnamment délicates, taillaient de minuscules maquettes ou sculptaient des dents de cachalot. Un matelot qui avait la chance de savoir écrire s’était installé sous un fanal tandis que l’un de ses camarades de poste dictait d’une voix hésitante une lettre pour sa femme en Angleterre. Dans le poste des fusiliers – la caserne, comme on l’appelait – les hommes entretenaient leur paquetage ou rêvassaient à leur dernier combat, ou encore au prochain, qui, même s’ils n’en parlaient jamais, était inévitable.

Un peu plus bas, là où l’air était épais comme le brouillard, James Tuson, le chirurgien, s’essuyait les mains en observant l’un des blessés graves dont on avait recouvert le visage et que ses aides emportaient. Il venait de mourir. Avec deux pieds en moins, songea Tuson, c’était certainement mieux ainsi.

Il jeta un regard las sur son petit, sur son pauvre domaine. Pourquoi ? À quoi cela servait-il ?

Ces marins ne se battaient ni pour le pavillon ni pour le roi, comme le croyaient ces imbéciles de terriens. Le chirurgien naviguait depuis vingt ans et savait à quoi s’en tenir, mieux que bien d’autres. Ils se battaient pour leurs compagnons, pour leur bâtiment, pour leur commandant. Il revoyait Bolitho, debout sur le pont, son air angoissé lorsque ces mêmes hommes l’acclamaient, alors qu’il les emmenait en enfer. Oh oui ! ils se battaient pour lui.

Alors qu’il se courbait pour passer sous les énormes barrots de pont, il sentit quelqu’un qui lui touchait la jambe.

Tuson s’accroupit :

— Qu’y a-t-il, Cummings ?

Un de ses aides leva un fanal et il distingua mieux le blessé. Il avait reçu un morceau de métal en pleine poitrine et n’avait survécu que par miracle.

Le dénommé Cummings murmura :

— Merci de vous être occupé de moi, monsieur.

Et il s’évanouit.

Tuson avait vu trop de blessés, trop de morts, pour éprouver encore quelque émotion que ce soit, mais le geste très simple de ce marin le prit par surprise, comme un coup de poing.

Lorsqu’il opérait, il était trop occupé pour se rendre compte du fracas des canons qui vociféraient au-dessus de sa tête. Les blessés arrivaient, procession ininterrompue qui semblait ne jamais devoir s’arrêter. Il levait à peine les yeux sur ses assistants qui se tenaient là, dégoulinant de sueur, les yeux exorbités, avec leurs tabliers sanguinolents. Pas besoin de se demander pourquoi on les appelait les bouchers. Une jambe de moins par-ci, un bras coupé par-là, les corps dénudés allongés sur la table tandis qu’il s’activait à la scie et au bistouri, sourd aux cris.

Mais ensuite, en des moments comme celui-ci, il sentait les choses différemment, honteux de ne faire que si peu pour eux, honteux de la reconnaissance qu’ils lui manifestaient.

Son aide laissa retomber son fanal et attendit patiemment.

Tuson reprit sa marche sur le pont en essayant de ne pas penser à l’idée tentante d’une bouteille de cognac. S’il succombait maintenant, c’en était fini de lui. C’est cela qui l’avait contraint de prendre la mer, au premier chef.

Un homme poussa un cri déchirant quelque part dans la pénombre.

— Que se passe-t-il ? fit brusquement Tuson.

— Larsen, monsieur, le grand Suédois.

Tuson hocha la tête. Il l’avait amputé d’un bras. Apparemment, son état avait empiré, la gangrène sans doute. Et, dans ce cas…

— Mettez-le sur la table, fit-il soudain.

Il avait retrouvé son calme, il faisait son métier. Il regarda une silhouette que l’on amenait à l’infirmerie. Un Suédois. Mais, à bord d’un vaisseau du roi, la nationalité ne comptait pas.

— Eh bien, Larsen…

 

Bolitho se tenait sur le pont en compagnie de Keen lorsque Le Vivace quitta lentement son mouillage et se dirigea doucement vers la passe.

Il prit une lunette et inspecta le petit bâtiment de l’avant à l’arrière. Il aperçut Adam, debout près de la silhouette massive de Tyrrell, à côté de la barre. Son uniforme contrastait nettement avec la tenue des hommes qui se trouvaient là.

Ce qui l’attendait à Boston risquait fort de le blesser, mais pas de lui fendre le cœur. Bolitho savait bien qu’il ne devait pas s’en mêler ni risquer de braquer Adam contre lui alors qu’il aurait tout donné pour lui éviter cela.

Keen lisait dans ses pensées.

— Il ne verra peut-être même pas sa bonne amie, amiral.

Bolitho laissa tomber sa lunette et le brick reprit sa taille de maquette.

— Il la reverra. Je sais exactement ce qu’il ressent. Exactement.

La pointe eut bientôt caché la silhouette du Vivace. On ne distinguait plus au-dessus de la terre que son hunier et la brigantine, puis le navire changea de cap et les voiles disparurent à leur tour.

Keen respectait Bolitho en toutes choses, mais la raison pour laquelle il était prêt à payer en espèces sonnantes et trébuchantes pour offrir Le Vivace à Tyrrell lui échappait totalement. Ce gaillard aurait dû s’estimer heureux d’échapper à la grand-vergue. Il se tourna vers Bolitho et lui trouva l’air triste. Ce qui s’était passé entre Tyrrell et lui, il ne le partagerait jamais avec personne.

Bolitho se retourna, le dos à la mer.

— A présent, Val, il nous faut mettre l’île en état de se défendre – il frappa du poing dans la paume de sa main. Si seulement je disposais de davantage de vaisseaux, je prendrais la mer et j’irais me battre à la loyale, au canon.

Keen ne disait rien. Bolitho était sûr qu’ils allaient être attaqués. La paix d’Amiens ne voulait rien dire dans ces parages, surtout pour les Espagnols. Fixant l’horizon qui miroitait, il réfléchissait. Sans le revirement de Tyrrell, ils seraient dehors à cette heure et San Felipe serait passée sous un autre pavillon. Rivers avait joué une partie dangereuse en pariant un camp contre l’autre, mais Keen avait le sentiment que seul l’Achate en paierait le prix.

Bolitho lui prit le bras.

— Pourquoi êtes-vous si triste, Val ? Ne cherchez jamais à fuir l’inévitable.

Il semblait de si bonne humeur que Keen sentit toute inquiétude l’abandonner.

— Par où aimeriez-vous commencer, amiral ?

C’était contagieux. Keen avait constaté la chose bien des fois.

Lorsqu’il avait lui-même frôlé la mort, cela se passait à une époque que l’on appelait déjà « temps de paix ».

— Nous allons réquisitionner quelques chevaux et faire le tour de l’île. Nous repérerons tous les endroits intéressants puis nous comparerons avec ce qui figure sur les cartes de Mr. Knocker et sur toutes celles que nous pourrons trouver ici – Bolitho lui montra la brume qui entourait le vieux volcan : Cette île me fait penser à un os plein de mœlle, Val. Et les chiens prennent position pour nous encercler.

Il avait remarqué l’anxiété de Keen. S’il éprouvait de l’appréhension à l’idée de se battre dans une guerre qui ne disait pas son nom pour San Felipe, pas besoin de se demander ce qu’allait en penser son équipage.

À vrai dire, Bolitho n’avait pas besoin de faire cette tournée à cheval dans l’île, ce qu’il avait lu sur les cartes lui avait déjà permis de se faire une idée de ses forces et de ses faiblesses. Mais il devait à tout prix convaincre Keen et les autres de sa détermination. Il devait garder le contrôle de l’île jusqu’à s’être fait une idée définitive de la conduite à tenir.

Sa blessure à la cuisse lui élançait – l’air humide, sans doute. Il aurait bien aimé ne plus la sentir.

Pourquoi la perspective d’un siège ou d’une bataille en terrain découvert le préoccupait-elle à ce point ? Était-ce à cause de Belinda, ou bien était-ce le fait d’agir enfin qui le troublait ?

Il revit soudain le bureau si calme de Sir Hayward Sheaffe, à l’Amirauté. Cela lui semblait appartenir à un autre univers, alors qu’il apercevait la forteresse et le volcan éteint qui se réfléchissaient sur l’eau calme. Mais le discours de Sheaffe avait été parfaitement clair, comme s’il l’avait vraiment prononcé : « Leurs Seigneuries ont besoin d’un homme de tact tout autant que d’un homme d’action. »

Bolitho revoyait l’expression de l’aspirant Evans lorsque le vaisseau inconnu avait pris feu. Il revoyait l’air de surprise figé sur le visage du jeune tambour mort. Il songeait à Duncan et à tous ceux qui lui étaient inconnus.

Il allait devoir oublier le tact pendant quelque temps.

 

Honneur aux braves
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